Auteur du texte et des photos: Anaïs FA
Après 2 ans d’absence – pandémie oblige – la 1-54 Contemporary African Art Fair, a fait son grand retour sous les palmiers de Marrakech. Une quatrième édition particulièrement scrutée par les professionnels du continent (et d’ailleurs), qui signe la maturité et la viabilité de la manifestation. WAAU y était et vous raconte.
Du 9 au 12 février 2023, la Mamounia s’est une nouvelle fois parée des couleurs vibrantes de l’art contemporain africain et de sa diaspora. Le palace mythique de la ville ocre qui accueille comme à chaque fois les galeries africaines et internationales participant à l’évènement – et qui célèbre d’ailleurs ses 100 ans cette année – affichait complet durant cette période, comme nombre de grands hôtels de luxe de la ville ocre. Une donnée qui prouve que les collectionneurs et les professionnels du monde de l’art étaient au rendez-vous de cette quatrième édition marrakchie. « C’est LE rendez-vous incontournable du continent pour l’art contemporain » nous explique une journaliste marocaine qui ne raterait l’évènement sous aucun prétexte. « Artistes, galeristes, agents, collectionneurs, critiques d’art…tout le monde se retrouve à Marrakech durant quatre jours pour prendre le pouls du marché et des nouvelles tendances. Mais aussi pour réseauter et festoyer » poursuit-elle.
Une foire qui se renouvelle
Il faut dire que durant ses deux longues années d’absence (dues à la fermeture des frontières et aux nombreuses restrictions marocaines), l’évènement avait manqué à nombre d’acheteurs et de professionnels du secteur. Mais aussi que Touria El Glaoui (la fondatrice de la 1-54 née au Maroc) et son équipe ont travaillé d’arrache-pied pour proposer au public une édition renouvelée. Résultat ? Sur les 20 galeries présentes à la Mamounia, 12 d’entre elles participaient à la manifestation pour la toute première fois. Parmi elles, on compte aussi bien des galeries confirmées (comme les françaises TEMPLON et Nathalie Obadia ou encore la Superposition Gallery de Miami) et d’autres plus jeunes (comme la portugaise This is not a white cube, la londonienne Ed Cross ou encore la toute récente galerie Maât basée à Paris) qui gagnent à être connues. « Ce qui est dommage, c’est qu’il y ait encore peu de galeries africaines et que les grosses galeries européennes continuent de se partager la part du lion » déplore un galeriste africain, qui était pour sa part sur liste d’attente cette année. Venues du continent, on retrouve pourtant en force les galeries marocaines, qui sont au nombre de quatre cette année (L’Atelier 21, la Galerie 38, Loft Art Gallery et la Galerie 127) et la très réputée Cécile Fakhoury basée en Côte d’Ivoire. Mais aussi de nouvelles galeries africaines entrantes, que sont la Galerie Véronique Rieffel (Côte d’Ivoire) et Mmarthouse (Afrique du Sud). Une sélection de galeries renouvelée donc, qui permet d’impulser de la fraicheur à l’évènement et d’éviter aux collectionneurs venus principalement d’Europe et des États-Unis, de tomber dans une forme de lassitude.
Une audience et des ventes au beau fixe…
Ces derniers collectionneurs étaient en effet au rendez-vous de cette édition 2023 de la 1-54 Marrakech. Un soulagement pour les équipes de la foire et une preuve de confiance renouvelée dans la manifestation marocaine. « Sur les deux premiers jours de la foire, on ne s’est pas assises une seule fois » confie Hayat Belharach, de L’Atelier 21. « Les groupes se succédaient les uns après les autres, et ça n’arrêtait pas d’entrer » explique la jeune femme dont le stand est situé en première position à l’entrée de la foire. Les 9 et 10 février étaient les journées réservées à la presse et aux VIP, tandis que sur le week-end du 11 et 12 février, l’évènement ouvrait ses portes au public. « Nous sommes ravis, nous avons vendu tous nos artistes » poursuit-elle. Même son de cloche du côté de la Maât Gallery, qui participe pour la toute première fois à la foire : « Nous sommes enchantés. Nous nous étions fixés des objectifs en termes de ventes que nous avons dépassé dès le deuxième jour, c’est une vraie réussite. » Un autre galeriste de la foire nous glisse en off : « On ne s’attendait pas à avoir autant de monde, si j’avais su j’aurais ramené une personne supplémentaire dans mon équipe. On croule vraiment sous les demandes, c’est difficile de satisfaire tout le monde. » Pour la Foreign Agent, c’est aussi un carton plein. La galerie suisse y présentait la série de peintures à l’huile « A Stranger in Morocco » de l’artiste américain Nicolas Lambelet Coleman (né d’une mère suisse et d’un père afro-américain). Après un voyage au Maroc, le peintre s’est mis en scène dans des tableaux figuratifs reprenant les paysages et les décors observés durant son séjour. Toutes les œuvres de la série ont été vendues en ligne, avant même l’ouverture de la foire ! Ses prix abordables (entre 1200 et 7000€) ont sans doute contribué à son succès fulgurant…
…grâce à un large éventail de prix
Il faut dire que niveau prix, il y en avait pour tous les porte-monnaie. Les plus petites œuvres débutant autour des 1 000 euros et la plus chère atteignant la somme mirobolante de 750 000 dollars. La poule aux œufs d’or n’est autre que la toile du très en vogue peintre américain Kehinda Wiley, connu pour détourner les codes de la peinture classique et replacer l’homme noir au centre de ses toiles. L’œuvre en question date de 2012 et représente Idrissa Ndiaye, un gardien de foot sénégalais posant fièrement dans un décor épuré de style Renaissance. Entre ces deux extrêmes, on pouvait notamment acquérir à prix très attractifs, le très beau travail photographique des natures mortes de Maya Inès Touam chez This is not a white cube (4 500-8 000 euros) ou encore les photos prises à l’iPhone et aux couleurs très travaillées du ghanéen Prince Gyasi (6 000 et 14 000 euros). Côté peinture, les œuvres de Bathélémy Toguo se vendaient quant à elles autour de 70 000 euros tandis que les œuvres textiles de l’artiste angolaise Ana Silva représentée par le galeriste André Magnin sont parties entre 8 000 et 18 000 euros. Bien qu’il soit difficile d’obtenir tous les prix et le nombre de ventes réalisées, les galeristes présents se disent unanimement « ravis ». C’est le cas notamment d’Hugo Zeitoun de la Nil Gallery. « Il y a eu des collectionneurs de différentes nationalités – français, espagnols, américains, suisses, anglais, belges – ainsi que les visites de très belles institutions ». Lesquelles? « C’est confidentiel », rétorque-t-il mais on murmure dans les couloirs de la Mamounia qu’une délégation de l’équipe du Centre Pompidou était présente…
Une belle programmation parallèle
Mais le véritable intérêt de la manifestation marrakchie, réside sans aucun doute dans sa programmation hors les murs. En marge de la foire commerciale à proprement parler, plusieurs activités et expositions sont proposées au public selon un timing bien cadré, qui lui peine quelque peu à évoluer au fil des ans. La première soirée est traditionnellement consacrée à la « Nuit des galeries ». À cette occasion, les visiteurs peuvent déambuler entre les différentes institutions marrakchies mais aussi profiter de vernissages d’expositions initiées par les artistes et curateurs marocains basés dans d’autres villes. Cette année, dans le quartier branché de Guéliz, en plus des vernissages du Comptoir des Mines, de la Galerie Siniya ou de galeries casablancaises qui se délocalisaient pour l’occasion (comme la Galerie 38 qui y inaugurait un nouvel espace, ou la jeune CDA qui y présentait le solo show de Yvanovitch Mbaya), plusieurs expositions d’envergure ont particulièrement retenu l’attention des amateurs d’art contemporain. Parmi elles, « Le corps sacré et l’esprit charnel » au Palais El Badii. À l’invitation de la plasticienne marocaine Amina Benbouchta, assistée du curateur Achraf Remok, 13 artistes marocains ont investi l’espace de cet ancien palais construit à la fin du XVIe siècle et dont il ne reste de nos jours que les vestiges de l’enceinte et de la structure globale. Dans ce lieu chargé d’histoire, on pouvait admirer en extérieur plusieurs œuvres d’Amina Benbouchta, comme cette impressionnante sculpture en forme de cœur noir, dont émanait le bruit des pulsations de l’organe vital. Ou encore une vaste installation de draps blancs tachés de noir, ondulant et se soulevant alternativement au gré d’une musique assourdissante. À l’horizon, se découpait une vaste toile d’araignée rouge, conçue à partir de ceintures traditionnelles portées par les femmes amazighes, par la plasticienne Fatime Zahra Morjani. Prenant la forme d’une étoile tentaculaire, l’œuvre semblait se propager le long de la muraille du Palais, tout en révélant à la nuit tombée l’éclat des pièces de métal qui y sont accrochées. L’exploration se poursuivait à l’intérieur du Palais El Badii, où le visiteur progressant d’alcôves en alcôves découvrait le travail très poétique de la photographe Déborah Benzaquen (dont une des vidéos a été censurée) puis du styliste Nourredine Amir, mais aussi la forêt enchantée de Sanae Arraqas et des œuvres plus conceptuelles signées entre autres par Younes Atbane, Mohamed El Baz (censuré également) ou encore Simmohamed Fettaka. Une exposition présentée comme un dialogue avec les œuvres d’Amina Benbouchta, qui aurait toute sa place dans une Biennale d’art contemporain africain.
Émergence d’un nouvel espace et tentative d’auto-critique
Particulièrement attendue, l’ouverture de l’espace Malhoun, concomitante à la Nuit des Galeries, est sans doute la manifestation la plus intéressante de cette édition 2023 de la 1-54 Marrakech. En lieu et place d’un ancien immeuble d’habitations, devrait prochainement voir le jour un nouvel espace d’expositions et de résidences artistiques doté d’un laboratoire d’expérimentations et d’une plateforme curatoriale. En attendant la réhabilitation de l’espace par le duo d’architectes Driss Benabdallah & Carlos Perez Marin, le lieu ouvrait ses portes au public à l’occasion du vernissage de sa toute première exposition, « La promesse de l’empreinte ». Co-curatée par Chahrazad Zahi et Phillip Van Den Bossche, et encore visible pour plusieurs semaines, elle présente le travail de 16 artistes du continent africain et du Moyen-Orient en s’attachant à donner à voir en particulier des pratiques artistiques liées à l’artisanat. Parmi elles, on peut ainsi découvrir l’installation « Nakhla-Nakhla » de Younes Rahmoun : un empilage d’instruments de cuisine en cuivre, qui vus avec du recul, forment comme un alignement de palmiers. Mais aussi le travail de broderie réalisé par Khadija El Abyad à partir de ses propres chutes de cheveux ou encore celui de Mbarek Bouhchichi qui à partir d’une poutrelle peinte par sa grand-mère, entreprend un travail minutieux d’extraction du vocabulaire graphique et également, de mémoire. Le visiteur déambule d’appartements en appartements, de cuisines en chambres, à la découverte des œuvres de Simmohamed Fettaka, Jumana Mana, Nassim Azarzar, Youness Atbane, Eric Van Hove ou encore Hicham Benohoud. Une collectionneuse suisse croisée lors d’une visite semble enchantée. « J’en suis à ma deuxième édition et c’est pour ce genre d’expositions que j’aime venir, pour découvrir des projets véritablement ancrés sur le territoire. »
Une troisième exposition initiée par le plasticien et perfomeur Youness Atbane et le metteur en scène Henri Jules Julien, retient également l’attention. Elle se dévoile à deux pas de la place emblématique de Marrakech, Jama El Fna, au sein d’une annexe appartenant à l’Institut Français. Ici, il est question de d’orientalisme contemporain. L’idée ? Proposer aux artistes marocains d’effectuer un travail d’auto-analyse en tentant de saisir à quelles injonctions les soumet le regard occidental et à quelles formes de représentations il les contraint. On y découvre les travaux de plusieurs artistes contemporains marocains qui questionnent ces représentations à travers un travail conscient de déconstruction.
Rencontres, performances et festivités
Le programme parallèle, déjà bien entamé, ne se cantonne pas uniquement à la foire et aux nombreuses expositions qui gravitent autour d’elle. Les jours suivants, on peut notamment assister aux nombreuses rencontres et lectures qui prennent place au Festival du Livre Africain de Marrakech, et dont la première édition semble être une réussite d’après les organisateurs. On peut également visiter le studio de l’artiste Amine El Gotaibi ou encore assister à une performance de Yassine Balbzioui à la MCC Gallery. Mais qui dit Marrakech, dit aussi festivités. Le vendredi soir, c’est direction DaDa, un immeuble en béton situé à l’entrée de la médina, qui accueille une soirée aux accents très undergound. Sur les murs, on découvre une très belle installation textile de l’artiste Ana Silva, mais aussi les photographies de Karim Chatter, un jeune photographe marocain qui s’est fait connaitre sur Instagram sous le pseudonyme de @stylebeldi pour ses looks résolument rétro. Le lendemain, on remet le couvert, cette fois au sein du Musée d’Art Contemporain Africain Al Maaden, situé à l’orée d’un golf. On y découvre le travail de l’artiste malgache Joel Andrianomearisoa au sein de son exposition baptisée « Our Land Just Like A Dream », qui présente le fruit de ses collaborations avec des artistes et artisans marocains. Puis on peut aller siroter un cocktail dans le jardin du musée, qui accueille l’une des soirées les plus select de la foire. Cette année, le dress-code imposé était le total look noir, cette fameuse non-couleur qu’affectionne tant l’artiste invité. Le lendemain, direction la Fondation Montresso, à quelques kilomètres du cœur battant de la ville pour un brunch de collectionneurs et la découverte des deux nouvelles expositions de l’institution. Dans le solo show « Koussouf », Hasnae El Ouarga dévoile le fruit de son travail sous la forme d’hypnotisants cyanotypes. Une autre exposition, collective cette fois, regroupe sous le nom de « Blackness » les œuvres de sept artistes qui explorent la perception de l’identité noire. Il est déjà dimanche après-midi, le soleil brille dans le ciel de Marrakech où les températures avoisinent les 25 degrés. Les derniers visiteurs se pressent à la Mamounia avant 18h, l’heure de fermeture et de remballage des œuvres. « J’espère revenir l’année prochaine » nous glisse le galeriste de Nil Gallery. Un retardataire qui se fait recaler à l’entrée s’exclame : « C’est déjà fini ? Dommage… On aimerait que ce soit tout le temps comme ça, Marrakech. Une ville en ébullition artistique perpétuelle. »