De son pays natal, la Guadeloupe, à ses résidences côtières à Dakar, au Sénégal, ou à Bassam, en Côte d’Ivoire, la pratique d’Elladj Lincy Deloumeaux baigne dans un brassage culturel propre aux eaux de l’Atlantique noir (en référence à Paul Gilroy et son ouvrage L’Atlantique noir. Modernité et double conscience, 1993). La mer, symbole de l’infini et du mouvement, devient ici métaphore de la mère et de la terre-Mère, évoquant la maternité, la protection et la transmission. Elle devient une figure centrale de la création, un lieu de mémoire, dans lequel l’artiste se (re)connecte à ses racines.
“Au-delà du jardin, il y a la mer” est une réflexion sur la notion du “chez-soi” – mobile, fluide et en constante mutation – en regard de la réinvention de l’être dans des territoires marqués par l’histoire, les rencontres et les souvenirs. Conçue comme un parcours, l’exposition est une exploration autant physique que spirituelle, qui interroge la question de l’espace intime et du rapport à soi dans le monde.
L’artiste retranscrit cette dualité, espace intime et vaste monde, enracinement et ouverture à travers l’image des jardins créoles (en référence à Patrick Chamoiseau et son ouvrage Texaco, 1992). Le jardin représentant, ici, un espace personnel, protégé et familier, un lieu d’autonomie et de mémoire collective.
Comment pouvons-nous définir un espace qui nous appartient dans un monde en perpétuel changement ? Comment ce « chez-soi » se reflète-t-il dans la création artistique ? Ces questions traversent l’ensemble des œuvres présentées, qui brouillent les frontières entre l’intime et l’extime.
L’exposition est fragmentée en trois espaces distincts. Un espace intérieur et intime dévoile des scènes du quotidien. Les matériaux utilisés rappellent des éléments domestiques comme le carrelage, les persiennes, ou encore un miroir inséré dans une œuvre. Un second espace opère un lien entre l’intérieur et l’extérieur, avec des personnages représentés près de fenêtres emmenant le regard des spectateurs “au-delà des jardins”. Enfin, un troisième lieu, plus spirituel ou mental, présente des scènes oniriques explorant l’horizon et l’infini.
La présence d’un dôme magnifié par la scénographie en spirale et inspiré par les architectures sacrées et la circularité des cases, reflète l’idée d’interconnexion autour d’un lieu de rassemblement. Les murs de l’exposition, recouverts de terre, viennent également rappeler ces inspirations vernaculaires et des constructions en fractales faisant ici référence au jardin et à la terre nourricière. Ils établissent un dialogue symbolique avec la mer, à la fois force destructrice et créatrice.
En collaboration avec sa sœur, Orlane Lincy Deloumeaux, architecte d’intérieur et designer, le duo a conçu une scénographie réunissant un ensemble de mobiliers d’exposition, témoignant du savoir-faire traditionnel des artisans de Grand-Bassam. Parmi ces pièces, on trouve notamment un retable avec ses portes en rotin (La jeune femme à la tresse, 2024), des panneaux coulissants (La levée de rideau sur le Plateau de Dakar II, 2024), un panneau oiseau (Là où les oiseaux dansent, 2024), ainsi que des pendentifs ornés de bronze. Le travail avec des artisans locaux ainsi que l’utilisation de matériaux issus de la région, représente un point essentiel dans le processus créatif de l’artiste. Il crée non seulement des liens avec la scène locale, mais développe également de nouvelles techniques.
“Au-delà du jardin, il y a la mer” propose ainsi une réflexion sur l’architecture mentale que chacun se construit, façonnée par les souvenirs, les émotions et les territoires traversés. Chaque œuvre peut se lire comme un territoire en elle-même. S’y rencontrent alors dans une danse visuelle contemporaine, des références empruntées à des univers, des temporalités diverses, de l’antiquité africaine, aux arts décoratifs en passant par l’artisanat traditionnel et l’art du portrait dans la peinture classique en Europe.
Ce voyage introspectif, au-delà du jardin intime, nous mène vers la mer, vaste et indéfinie, où l’identité se dissout et se reforme, libre de se réinventer. L’exposition est un espace de rencontre et d’échange au sein duquel passé, présent, ici et ailleurs se mêlent dans un dialogue décomplexé.
Source: CECILE FAKHOURY